Alors qu’un nouveau conflit social paralyse l’économie locale, l’économiste Philippe Jean-Pierre livre son analyse de ce mouvement de protestation et nous dit pourquoi La Réunion est en crise.
Au vu de tous les conflits sociaux qui agitent le département, peut-on dire que La Réunion est en crise ? Quel état des lieux dressez-vous ?
Philippe Jean-Pierre, professeur des universités en sciences économiques : Il faut quand même rappeler qu’une grève n’est pas exceptionnelle. Ces mouvements sociaux témoignent de l’intensité de la crise qui touche La Réunion. Les grèves sont de plus en plus nombreuses et plus dures. Les revendications sont très fortes. Cela montre une opposition entre la partie syndicale et la partie patronale.
On peut dire que La Réunion est en crise. Chaque partie veut en démordre. On observe également que les blocages sont plus récurrents. Conséquence de ces actions : la crise réduit les revenus globaux de l’économie.
Autre point important : les entreprises ne veulent pas être fragilisées et ne veulent pas voir la rémunération de leurs actifs diminuer. De leur côté, les salariés veulent un partage des fruits de leur activité même si ceux-ci sont faibles. Dans ce contexte le partage est difficile.
On assiste à un comportement "jusque boutiste" qui montre les défaillances du système de négociations. Le champ de négociations doit être réinvesti pour une plus grande transparence de la part de tous les acteurs. Le problème aujourd’hui, c’est qu’il y a trop de suspicions. Il faut comme pour les prix des carburants, un mécanisme institutionnel pour inciter à plus de transparence.
Grève des salariés de l’enseigne Carrefour, grogne des dockers au Port Est, mouvement de protestation des employés de la CILAM, action coup de poing des salariés de Renault... ces conflits sociaux se sont succédés depuis le début de l’année 2013. Y-a-t-il eu un phénomène de contagion ?
Philippe Jean-Pierre : Effectivement, la grande crise qui s’opère et se traduit par des blocages génère un effet "d’apprentissage". On peut parler d’une réaction en chaîne. C’est justement pour éviter ce phénomène de contagion qu’il faut recréer les espaces de négociations.
La résolution des conflits doit se faire dans ces espaces et non dans la rue, qui apparait comme la solution extrême. Il y a une forme de jurisprudence lorsque des personnels grévistes obtiennent satisfaction.
Comment envisagez-vous la suite ? Doit-on s’attendre à d’autres mouvements sociaux dans les semaines/ mois à venir ? Quel impact pour l’économie locale ?
Philippe Jean-Pierre : de manières générale, toutes les entreprises qui vont devoir organiser les négociations annuelles obligatoires seront peut-être exposées. De la même façon, les entreprises amenées à appliquer des mesures d’urgence, de licenciements risquent aussi d’être touchées. Les conflits crispent le climat social.
En ce qui concerne les conflits au Port Est et à la CILAM, le Préfet a nommé des médiateurs pour arbitrer les négociations. Quel rôle doit jouer l’Etat dans ces conflits ?
Philippe Jean-Pierre : L’Etat doit jouer un rôle de régulateur et pallier les défaillances du système de défaillances. Ceci dit, les acteurs économiques doivent faire en sorte de gérer par-eux mêmes la situation. L’intervention de l’Etat - qui symbolise la puissance publique- doit rester exceptionnelle.
Quelles sont les conséquences à court, moyen et long terme de ces conflits sociaux ?
Philippe Jean-Pierre : A court terme, La Réunion risque une perte de richesses. Cette baisse des richesses pourrait fragiliser des pans de l’économie locale et toucher durement certains acteurs (comme les petits éleveurs par exemple).
Autre effet des grèves : ces mouvements donnent une mauvaise image de l’île dont l’économie n’est pas stable. Le risque c’est que l’attractivité réunionnaise ne soit entachée. Les investisseurs peuvent aussi être effrayés par ces tensions sociales.
Ce qui est sûr, c’est que les conflits sociaux ne sont pas bons pour "le marketing territorial" de La Réunion qui est plutôt vue comme "une bonne élève" en temps normal. Les conflits sociaux traduisent un moment douloureux de l’économie. Ils montrent l’importance de recréer les espaces de négociations.